Un texte à méditer de Jean-Michel Le Boulanger, vice-président du Conseil régional de Bretagne, prof de géo à la fac de Lorient, ancien bénévole au Festival de cinéma de Douarnenez avant de prendre la présidence de la M.J.C. de Douarnenez.
Depuis, une œuvre d’Anish Kapoor vandalisée à Versailles.
Et là,
à Lanrivain, en Bretagne, dans le cadre magnifique de la chapelle
Saint-Antoine, deux œuvres détruites, brûlées, en autodafé. Deux œuvres
présentées dans le cadre d’un très beau festival, Lieux Mouvants. Des œuvres de
François Seigneur et de Pierre Buraglio parties en fumée le 19 juin.
« Le 7 janvier, évidemment.
Tellement invraisemblable, comme une sidération.
Au printemps, les trésors
archéologiques de Palmyre détruits par les soldats de Daech. Tellement
lointain, comme l’irruption irréelle d’un intégrisme d’un autre âge. Un Moyen-Âge
au XXIe siècle.
Et puis, ici et maintenant, Grand
Corps Malade interdit de scène au Blanc-Mesnil. Lino et Alonzo, interdits de
festival hip-hop à Orléans. Les propos d’un maire, à Quimper, qui déclare à
l’issue d’un spectacle « ça ne m’a pas plu… moi qui suis maire de cette
ville, je vous demande de faire attention. Je veux qu’on ait un spectacle
populaire, accessible, compréhensible par tous… C’est la consigne que je
donne ».
Blanc-Mesnil, Orléans, Quimper,
Versailles, Lanrivain, si proche, si banal…
Ajoutons, ici et là, de petits
abandons en petits abandons, des budgets de la Culture diminués par tant de
collectivités. Renoncement des uns, résignation des autres. Les dotations de
l’Etat baissent dit-on. Oui, les dotations baissent, mais qu’en est-il des
budgets des collectivités ? La dynamique fiscale du bloc communal et des
départements s’impose globalement à ces baisses des dotations. Dès lors, bien souvent,
ces baisses deviennent les prétextes. Les cache-sexes de la démission et de
l’indignité…
Le monde qui vient nécessite que
l’on se rappelle le chemin. Le chemin de nos libertés. Le chemin de nos
émancipations. Que l’on se rappelle les brûlures et les combats. Rien n’est
acquis. Rien n’est jamais acquis.
Écoutons Camus, dans les
déchirements d’une guerre d’Algérie qui arrive et alors que se crispent les
haines, en appelle à… Mozart, oui à Mozart ! : « Eh quoi ! Mozart au
milieu de l’histoire la plus folle et la plus pressante. Mozart devant
l’Algérie de la haine, la France de la démission. Justement ! Quand le monde
fléchit autour de soi, quand les structures d’une civilisation vacillent, il
est bon de revenir à ce qui, dans l’Histoire, ne fléchit pas, mais au contraire
redresse le courage, rassemble les séparés, pacifie sans meurtrir. Il est bon
de rappeler que le génie de la création est, lui aussi, à l’œuvre, dans une
histoire vouée à la destruction »… Mozart, donc, dont on fête alors le
200e anniversaire de la naissance, grâce à qui « notre vie et nos luttes
s’en trouvent du même coup justifiées».
Se rappeler de Camus, donc, encore
et toujours.
Se rappeler de Condorcet et de ses
combats pour l’éducation et pour les arts. Condorcet, mort comme un chien et
enterré dans une fosse commune.
Se rappeler de Hugo, proscrit,
banni pendant tout l’Empire, c’est long, vingt ans !, qui jamais ne renia un
seul de ses engagements. Pour lui aussi, l’éducation, les arts étaient les
socles de nos libertés. L’art pour le bien de l’Humanité et pour l’émancipation
des Droits de l’Homme.
Et quand, en 1848, une baisse du budget des arts est
envisagée, le député Victor Hugo, à l’Assemblée nationale répond par un
discours qui fait écho aujourd’hui :
« Eh ! Quel est, en effet, j’en
appelle à vos consciences, j’en appelle à vos sentiments à tous, quel est le
grand péril de la situation actuelle? L’ignorance. L’ignorance encore plus que
la misère. L’ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de
toutes parts.
C’est à la faveur de l’ignorance que certaines doctrines fatales
passent de l’esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau des multitudes.
Et c’est dans un pareil moment, devant un pareil danger, qu’on songerait à
attaquer, à mutiler, à ébranler toutes ces institutions qui ont pour but
spécial de poursuivre, de combattre, de détruire l’ignorance.
On pourvoit à
l’éclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait très bien, des
réverbères dans les carrefours, dans les places publiques; quand donc
comprendra-t-on que la nuit peut se faire dans le monde moral et qu’il faut
allumer des flambeaux dans les esprits? Oui, messieurs, j’y insiste. Un mal
moral, un mal profond nous travaille et nous tourmente. Ce mal moral, cela est
étrange à dire, n’est autre chose que l’excès des tendances matérielles. Et
bien, comment combattre le développement des tendances matérielles? Par le
développement des tendances intellectuelles.
(…) Il importe, messieurs, de
remédier au mal; il faut redresser pour ainsi dire l’esprit de l’homme; il
faut, et c’est la grande mission, la mission spéciale du ministère de
l’instruction publique, il faut relever l’esprit de l’homme, le tourner vers la
conscience, vers le beau, le juste et le vrai, le désintéressé et le grand.
C’est là, et seulement là, que vous trouverez la paix de l’homme avec lui-même
et par conséquent la paix de l’homme avec la société. Pour arriver à ce but,
messieurs, que faudrait-il faire ? Il faudrait multiplier les écoles, les
chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies. Il
faudrait multiplier les maisons d’études où l’on médite, où l’on s’instruit, où
l’on se recueille, où l’on apprend quelque chose, où l’on devient meilleur. (…)
L’époque où vous êtes est une époque riche et féconde; ce ne sont pas les
intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents, ce ne sont pas les
grandes aptitudes; ce qui manque, c’est l’impulsion sympathique, c’est
l’encouragement enthousiaste d’un grand gouvernement. Je voterai contre toutes
les réductions que je viens de vous signaler et qui amoindriraient l’éclat
utile des lettres, des arts et des sciences. Vous êtes tombés dans une méprise
regrettable; vous avez cru faire une économie d’argent, c’est une économie de
gloire que vous faites. Je la repousse pour la dignité de la France, je la
repousse pour l’honneur de la République. »
Que doit-on changer aujourd’hui à
ce discours intemporel ?
Se rappeler de Jaurès. Se rappeler
de ce 30 juillet 1914, la veille de sa mort. Jaurès est à Bruxelles,
participant à une dramatique réunion de l’Internationale socialiste, alors que
déjà on entend le bruit des bottes. Ils sont venus, ils sont tous là, Belges,
Allemands, Autrichiens, Anglais, et parmi eux le prophète de la paix, Jean
Jaurès, la voix si forte. Il est accompagné de Guesde, Longuet, Vaillant,
Sembat… La veille, le 29, devant une foule immense Jaurès a prononcé un grand
discours. Son dernier grand discours. Il croit encore possible d’arrêter le
bras armé de la guerre, si les peuples mobilisés font face à la folie barbare
des puissants. Ce 30 juillet il multiplie les contacts avec les délégations
étrangères alors que les nouvelles sont mauvaises et que la tension est forte.
Le gouffre est là, si proche maintenant. Et puis, dans l’après-midi, avant de
rentrer à Paris, alors que sa présence parmi les siens est si cruciale, Jaurès,
avec Marcel Sembat, part visiter une exposition du Musée des Beaux-Arts
consacrée aux primitifs flamands. Pourquoi, nous battons-nous ? Pour la paix !
Pourquoi nous battons-nous pour la paix ? Car nous nous battons pour l’homme.
L’art est ce qui illustre la grandeur de l’homme. Se battre pour la paix et se
battre pour l’art, c’est se battre pour la condition humaine…
Le lendemain, le 31 juillet, en
soirée, Jaurès, le Grand Jaurès est assassiné. Trois jours plus tard le monde
s’engage dans une tragédie, une tragédie inouïe qui s’achève le 11 novembre
1918 et qui porte en elle les barbaries des années Trente…
Enjamber les années de guerre et se
rappeler de Clemenceau., en novembre 1918. Le 12 novembre, Claude Monet, son
« très vieil et très cher ami », lui écrit : il offre à l’État deux
tableaux de grande taille, signés du jour de la paix retrouvée. Ces tableaux
seront bientôt suivis d’autres pour former un extraordinaire ensemble : les
Nymphéas ! Le 17 novembre, pour son premier déplacement non directement lié à
la situation du pays, Clemenceau arrive chez Monet à Giverny. C’est le début
d’une grande aventure que l’on peut admirer au Musée de l’Orangerie.
Clemenceau, homme d’État, mais aussi écrivain et critique d’art, écrira à la
fin de sa vie un livre sur Monet. Sur l’art. Sur l’importance de l’art.
Se
rappeler que Clemenceau, en 1885, se bat en duel contre une personne ayant
craché sur l’Olympia d’Edouard Manet.
Continuons à parcourir les pages de
cette histoire qui devrait parler à tous les Républicains.
Se rappeler de
Jeanne Laurent, se rappeler de Jean Zay, se rappeler de Léo Lagrange.
Se rappeler du Conseil National de
le Résistance. Mars 1944. La paix est lointaine encore. Le nazisme est là,
toujours vainqueur et c’est la nuit… Ce programme du CNR est tout entier
traversé d’une impérieuse nécessité : éducation et culture sont les
fondamentaux de toute liberté. En 2004, Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Henri
Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre, Georges Guingouin, Stéphane
Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise London, Georges Séguy, Germaine
Tillion, Jean-Pierre Vernant et Maurice Voutey, tous anciens membres des FFI,
des FTP ou des FFL, reprenaient l’esprit de ce texte fondateur et concluaient
leur appel par un slogan simple comme le jour : « Créer, c’est résister.
Résister, c’est créer ».
Se rappeler de De Gaulle revenant
au pouvoir et créant le Ministère des Affaires culturelles dont il confie les
clés à un écrivain, un penseur, un homme libre, André Malraux. « Tout le
destin de l’art, tout le destin de ce que les hommes ont mis sous le mot
culture, tient en une seule idée : transformer le destin en conscience ». Oui,
transformer le destin en conscience, voilà bien l’enjeu majeur. Face au
divertissement généralisé, face aux jeux, face aux « machines à
rêves » et à leur incalculable puissance, face à tant et tant de
programmes télévisés, oui, l’art, la création, la culture, pour entretenir le
doute, pour créer la surprise, pour enrichir la curiosité.
Se rappeler de Mitterrand et du
budget en forte croissance du Ministère de la Culture. Se rappeler du tournant
de la rigueur, en 1983, et des crédits toujours augmentés du Ministère de la
Culture.
Se rappeler de l’essentiel. Tous
les régimes totalitaires, toujours, commencent par museler les artistes. Les
voix de la liberté. Tous les régimes totalitaires, toujours, prospèrent sous le
vent de l’ignorance, de la presse muselée et des créateurs
interdits.
Aujourd’hui, en France, comme un climat qui s’impose, un climat où
l’on interdit des regards en biais, où l’on brûle des œuvres. Qui s’indigne ?
Qui, pour crier dans la rue ?
Un climat et des élus qui disent, à l’issue d’un
spectacle « ça ne m’a pas plu… je vous demande de faire attention ». Malraux,
Camus, où êtes-vous ?
Un climat où baissent tant de budget de la Culture. Hugo,
réveille toi !
Combien d’artistes fragilisés ? Combien de structures
paupérisées ? Combien d’artistes en grande précarité ? Combien de voix vont se
taire demain, vaincues par les chiffres, vaincues par ce monde qui vient, ce
monde de la statistique triomphante, ce monde de la finance et de la cupidité,
ce monde de l’indifférence, du divertissement, de l’immédiateté, ce monde des
fausses évidences.
La revanche du destin qui s’impose aux consciences…
Se rappeler du sens. Du sens de la
vie. Du sens des mots. Du sens de la République. Oui, du sens. Sinon, le risque
est grand de cumuler cette privation de sens, la « sensure », et la
privation de parole, la vieille et malodorante censure, que l’on croit vaincue
et qui renaît sans cesse.
Se rappeler. « Créer, c’est
résister. Résister, c’est créer ».
Se rappeler. »
Jean-Michel Le Boulanger
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